Cantique des Créatures de St François d'Assise (15-10-2016)

Très haut, puissant et bon Seigneur…

Parmi les psaumes qui viennent dans la bouche de Jésus, selon les mots de l’Evangile,
il y a le psaume 8 :



Ô Seigneur, notre Dieu, 
qu'il est grand ton nom par toute la terre ! 
Jusqu'aux cieux, ta splendeur est chantée 
par la bouche des enfants, des tout-petits : 
rempart que tu opposes à l'adversaire, 
où l'ennemi se brise en sa révolte. 
A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, 
la lune et les étoiles que tu fixas, 
qu'est-ce que l'homme pour que tu penses à lui, 
le fils d'un homme, que tu en prennes souci ? 
Tu l'as voulu un peu moindre qu'un dieu, 
le couronnant de gloire et d'honneur ;
tu l'établis sur les œuvres de tes mains, 
tu mets toute chose à ses pieds :
les troupeaux de bœufs et de brebis, 
et même les bêtes sauvages,
les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, 
tout ce qui va son chemin dans les eaux.
O Seigneur, notre Dieu, 
qu'il est grand ton nom par toute la terre !

Relisons ce passage en MT 21,9-17

Les foules qui marchaient devant Jésus et celles qui suivaient criaient :
« Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !
Hosanna au plus haut des cieux ! »
Comme Jésus entrait à Jérusalem, toute la ville fut en proie à l’agitation,
et disait : « Qui est cet homme ? »
Et les foules répondaient : « C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée. »
Jésus entra dans le Temple, et il expulsa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple ; il renversa les comptoirs des changeurs et les sièges des marchands de colombes.
Il leur dit : « Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière.
Or vous, vous en faites une caverne de bandits. »
Des aveugles et des boiteux s’approchèrent de lui dans le Temple, et il les guérit.
Les grands prêtres et les scribes s’indignèrent
quand ils virent les actions étonnantes qu’il avait faites,
et les enfants qui criaient dans le Temple : « Hosanna au fils de David ! »
Ils dirent à Jésus : « Tu entends ce qu’ils disent ? »
Jésus leur répond : « Oui. Vous n’avez donc jamais lu dans l’Écriture :
De la bouche des enfants, des tout-petits, tu as fait monter une louange ? »
Alors il les quitta et sortit de la ville en direction de Béthanie, où il passa la nuit.

Que pouvons noter dans ce passage ?
- le temple comme maison de prière 
à sens de l’adoration due à Dieu seul
- l’acte de foi dans le salut apporté par le Messie, Jésus lui-même
- les guérisons : aveugles et estropiés (foi et charité)
- le cœur de louange signe de la petitesse de l’enfance.
- le refus : qui est non seulement une non-compréhension, mais qui est signe du combat spirituel
(le psaume 8 : la louange des petits, rempart contre l’Adversaire)
Le titre de ce topo fait référence au célèbre Cantique des Créatures de François d’Assise. Entrer dans cette prière, c’est prendre conscience de l’importance de la louange, de sa force en particulier lorsqu’on lit derrière les difficultés du monde, les soubresauts de l’histoire, plus que des péripéties historiques, mais l’affleurement d’un combat spirituel persistant.
Beaucoup voient dans le poème de François un aimable composition écolo « petites fleurs, petits oiseaux », avec le terme « sœur-frère » romantique à souhait. C’est oublier les circonstances d’écriture de cette prière. Nous sommes en 1225 : François vient de vivre l’épreuve de sa vie. Rentré en 1220 de son ambassade auprès du sultan d’Egypte, il découvre au retour sa communauté en pleine crise : le nombre impressionnant de nouveaux frères impose à l’Ordre naissant de s’organiser. Or pour cela, il faut abandonner la manière primitive de vivre des compagnons, renonçant à tout argent, toute possession, tout effort de recherche intellectuelle… Ce fut pour François une vraie nuit, à laquelle s’ajoutait un état de santé délabré (il est devenu presque aveugle). 
L’issue de la crise se fait dans la reconnaissance que « Dieu est, cela suffit ». L’Ordre est l’œuvre de Dieu ; François doit tout remettre dans la confiance en la fraternité don de Dieu, dans une attitude d’abaissement (être mineur).

« -  Dieu est, cela suffit, répétait François.
Ces mots si simples le remplissaient d’une étrange clarté. Ils avaient pour lui une résonance infinie. François prêta l’oreille. Une voix l’appelait. Ce n’était pas une voix humaine. Elle avait un accent de miséricorde. Elle lui parlait au cœur :
-          Pauvre petit homme ! disait la voix ; apprends donc que je suis Dieu et cesse à jamais de te troubler… Je t’ai choisi exprès, homme simple, pour qu’il soit manifeste aux yeux de tous que ce que je fais en toi ne relève pas de ton habileté, mais de ma grâce. C’est moi qui ai appelé. C’est moi qui garde le troupeau et le fais paître. Je suis le Seigneur et le Berger. C’est mon affaire. Ne te trouble donc pas.
-          Dieu ! Dieu ! fit doucement François. Tu es protection. Tu es gardien et défenseur. Grand et admirable Seigneur. Tu es notre suffisance. Amen. Alléluia.
Son âme ruisselait de paix et d’allégresse. Et il marchait d’un pas heureux. Il dansait plutôt qu’il ne marchait… » (Eloi LECLERC, Sagesse d’un pauvre)

Nous connaissons les évènements qui suivent : au Mont Alverne la stigmatisation (17 septembre 1224, soit deux ans avant sa mort)

« O Seigneur Jésus-Christ, disait-il, accorde-moi deux grâces avant que je meure.
Autant que cela est possible, que dans mon âme et aussi dans mon corps,
je puisse éprouver les souffrances que Toi, Tu as dû subir dans Ta cruelle Passion,
et ressentir cet amour démesuré qui T'a conduit, Toi, le Fils de Dieu,
à souffrir tant de peines pour nous, misérables pécheurs ! ».

Le Cantique est donc à lire avec cet arrière-fond.

Très haut, tout puissant et bon Seigneur,
à toi louange, gloire, honneur,
et toute bénédiction ;
à toi seul ils conviennent, ô Très-Haut,
et nul homme n’est digne de te nommer.
Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire frère Soleil.
par qui tu nous donnes le jour, la lumière :
il est beau, rayonnant d’une grande splendeur,
et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées,
claires, précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l’air et pour les nuages,
pour l’azur calme et tous les temps :
grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau.
qui est très utile et très humble,
précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
avec les fleurs diaprées et les herbes.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux
qui pardonnent par amour pour toi ;
qui supportent épreuves et maladies :
heureux s’ils conservent la paix
car par toi, le Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour notre sœur la Mort corporelle
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ;
heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté,
car la seconde mort ne pourra leur nuire.
Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez-lui grâce et servez-le
en toute humilité !

Les dernières strophes seront écrites successivement : à cause de la souffrance liée aux guerres intestines entre l’évêque et le podestat d’Assise (ceux qui pardonnent) , et à quelques jours de sa mort.
Il y a au cœur une volonté de reconnaissance et de service de la fraternité qui tisse le monde, le cosmos. Cette fraternité tient à Dieu lui-même :
-          C’est un même amour qui préside à la création, celui du Père
-          Tout est ressaisi dans le salut acquis pour nous par le Fils qui s’est fait homme, qui s’est fait solidaire de la création
-          Tout est entraîné dans le souffle de l’Esprit pour une nouvelle création 

(Cf. Rm 8, 18- 27 : « J’estime, en effet, qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée pour nous. En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu. Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. Et elle n’est pas seule. Nous aussi, en nous-mêmes, nous gémissons ; nous avons commencé à recevoir l’Esprit Saint, mais nous attendons notre adoption et la rédemption de notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance ; voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment peut-on l’espérer encore ? Mais nous, qui espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec persévérance. Bien plus, l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. Et Dieu, qui scrute les cœurs, connaît les intentions de l’Esprit puisque c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les fidèles. »)

François a été saisi par cette fraternité, en particulier lors de la rencontre du lépreux.

Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence. Au temps où j'étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m'était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m'avait semblé si amer s'était changé pour moi en douceur pour l'esprit et pour le corps. Ensuite j'attendis peu, et je dis adieu au monde.
(Testament, 1-3)

Or ce qui empêche la fraternité d’être accueillie et déployée,
c’est notre volonté de grandeur :
d’où le titre qu’il donne à ses compagnons : « frères mineurs ».
Cette louange est une affirmation de foi dont l’urgence est manifestée justement lorsque cette fraternité est l’objet du combat spirituel.
Un frère franciscain bien connu, Frère Eloi Leclerc, en témoigne dans ce qui fut le basculement de sa vie. En avril 1943, il est envoyé au STO près de Cologne. Mais en juillet 44, il est arrêté par la GESTAPO pour propagande antinazie (en réalité, soutien de la vie chrétienne des jeunes réquisitionnés). Il échoue au camp de Buchenwald. Au début d’avril 45, devant l’alliance des Alliés, les SS décident d’évacuer le camp vers Dachau. Pendant 21 jours, les déportés vont demeurer dans des wagons à bestiaux, dans ces conditions extrêmes (en moyenne 2 morts par jour et par wagon). Voilà ce qu’il a rapporté par écrit :

« Ce débordement de souffrances nous submergeait. Le sentiment d’être abandonnés à la sauvagerie des hommes et du destin était plus fort que jamais. 
Il se produisit alors un évènement inoubliable, mais d’un éclat tout intérieur. Nous étions quatre frères franciscains dans notre wagon. L’un de nous était à la dernière extrémité. Déjà son regard s’éteignait et nous avait presque quittés. Or, tandis qu’il se mourrait, le Cantique du frère Soleil, de François d’Assise, vint spontanément à nos lèvres et nous le chantions. Un geste insensé de notre part ! Comment pouvions-nous chanter un tel chant en un tel moment ? 
Et pourtant, c’était le seul langage qui nous paraissait convenir à la démesure de ce que nous vivions. Nos voix à peine audibles s’élevaient comme un souffle fragile. Ce n’était qu’un filet de voix, écrasé par le roulement du train et du destin. Mais c’était le chant de l’univers. Nous chantions la splendeur de la création, la lumière, la vie, la grande fraternité cosmique et humaine… 
Oui, comment pouvions-nous chanter un tel chant de lumière dans une situation aussi noire où l’homme n’était plus qu’un jouet du destin, une dérision ? Et le plus surprenant était que nous n’avions pas à nous forcer. Une force invisible nous portait. C’est elle qui chantait en nous. Cela n’avait rien à voir avec un défi stoïque, héroïque, lancé au destin. Ce n’était pas une affirmation désespérée de l’homme et de sa grandeur face à un monde qui l’ignore et l’écrase. Ce n’était pas non plus une évasion mystique dans un arrière-monde de rêve. C’était tout autre chose.
La force invisible qui s’exprimait dans ce chant nous faisait vivre notre destin, en cet instant, comme un mystère. Vivre son destin comme un mystère, c’est percevoir en lui une densité de signification qui dépasse les évènements eux-mêmes. On se sent soudain comme porté par une main toute-puissante. Celui-là vit en plénitude qui vit son destin comme un mystère.
Ce fut un moment unique. Une sorte de visitation d’en haut. Un rayon de soleil dans le brouillard. Puis tout s’éteignit à nouveau. Avions-nous été victimes d’une illusion ? Non, il y avait une présence cachée dans le déroulement de notre vie… 
Ainsi, grâce à Dieu, ce qui était une invitation au reniement et au désespoir devint pour moi le point de départ d’un approfondissement et d’un rebondissement de l’inspiration franciscaine. »
(Eloi LECLERC, Le soleil se lève sur Assise, p. 26-28)

Ces témoignages nous montrent l’importance de la louange. Elle n’est pas l’expression de notre état d’âme, mais confession de foi, et ouverture à la réalité en Dieu : c’est-à-dire que nous mettons au-dessus de nous Dieu comme horizon, poids qui nous attire, dans un projet de récapitulation, d’unité de communion, et au-dessous de nous comme source de notre existence, de notre foi…
Retrouvons dans l’Ecriture d’autres moments de louange par lesquels la victoire de Dieu est manifestée
-          Jos 6 : prise de Jéricho
-          2 Chr 20, 1-4. 15-24 : « À quelque temps de là, les fils de Moab et les fils d’Ammone, et avec eux des Méounites, vinrent faire la guerre à Josaphat. On vint en informer Josaphat : « Une grande multitude s’avance contre toi, venant d’au-delà de la Mer, du pays d’Édom ; elle est déjà à Haceçone-Tamar, c’est-à-dire Enn-Guèdi. » Josaphat prit peur et décida de consulter le Seigneur ; puis il proclama un jeûne pour tout Juda. Les gens de Juda se rassemblèrent pour chercher secours auprès du Seigneur ; c’est de toutes les villes de Juda que l’on vint chercher le Seigneur.
Il y avait là Yahaziel, fils de Zacharie, fils de Benaya, fils de Yehiel, fils de Mattanya ; il était lévite, du groupe des fils d’Asaf. L’Esprit du Seigneur fut sur lui, au milieu de l’assemblée. Yahaziel s’écria : « Soyez attentifs, vous tous de Juda et habitants de Jérusalem, et toi, roi Josaphat ! Ainsi vous parle le Seigneur : Ne craignez pas, ne vous effrayez pas devant cette foule immense ; car ce combat n’est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Demain, descendez vers eux ; voici qu’ils arrivent par la montée de Ciç ; vous les trouverez à l’extrémité du ravin près du désert de Yerouël. Mais là, vous n’aurez pas à combattre ; restez sur place et prenez position ; vous verrez comment le Seigneur va vous sauver. Juda et Jérusalem, ne craignez pas, ne vous effrayez pas : demain, sortez à leur rencontre, le Seigneur sera avec vous. »
Josaphat se mit à genoux, face contre terre. Tous les gens de Juda et les habitants de Jérusalem tombèrent devant la face du Seigneur et se prosternèrent devant lui. Les lévites appartenant aux fils des Qehatites et aux fils des Coréites se levèrent pour louer à pleine voix le Seigneur, Dieu d’Israël.
De grand matin, ils se levèrent et partirent pour le désert de Teqoa. À leur départ, Josaphat, debout, s’écria : « Écoutez-moi, gens de Juda et habitants de Jérusalem. Ayez confiance dans le Seigneur votre Dieu, et vous tiendrez ; ayez confiance en ses prophètes, et vous réussirez. » Après avoir pris conseil du peuple, il mit en place des hommes qui chantaient le Seigneur et louaient la splendeur de sa sainteté. Précédant la troupe, ils disaient : « Rendez grâce au Seigneur, éternel est son amour ! » Au moment où ils entonnaient l’acclamation et la louange, le Seigneur tendit une embuscade aux fils d’Ammone, de Moab et de la montagne de Séïr, qui marchaient contre Juda. Ceux-ci furent battus. Les fils d’Ammone et de Moab se dressèrent contre les habitants de la montagne de Séïr pour les vouer à l’anathème et les anéantir. Puis, lorsqu’ils en eurent fini avec les habitants de Séïr, ils s’entraînèrent les uns les autres à se détruire. Les gens de Juda parvinrent au promontoire d’où l’on a vue sur le désert, et ils se tournèrent vers la foule : elle n’était plus que cadavres gisant à terre, et pas un survivant !
-          Dn 3 : les jeunes gens dans la fournaise
-          Ac 16,25-34 : Paul et Silas dans la prison
-          Ph 4,4-8 : la paix de Dieu prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus
-          Cantiques de l’Apocalypse 12 et 15

Evidemment la louange n’est pas un acte magique qui ferait tout advenir selon notre désir.
C’est la foi qui nous permet de triompher de l’éloignement que l’épreuve pourrait insidieusement installer entre nous et Dieu : doute, défiance, accusation…à rappel de Mt : aveugles et boiteux à esprit d’enfance

Ses fruits : l’adoration -remise de soi en Dieu, la fraternité avec nos frères du ciel et de la terre.

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